Première parution de l’article : 18 août 2015. Mise à jour : 19 novembre 2018.
Comment les buyer personas ont surgi en politique
A l’heure où je mets à jour cet article, une sorte de mouvement social est en train de naître en France : les gilets jaunes.
Ils ont surgi brutalement. Ils se sont mobilisés par centaines de milliers. L’événement est tellement brutal que tous les médias, les analystes, politologues, … Tous se demandent : « mais qui sont-ils ? »
Qui sont ces gens qui se définissent eux-mêmes de façon simple, caricaturale : ils se résument à un gilet.
Tout comme ceux qui avaient déjà fait tomber Ecomouv se résumaient à leur bonnet.
Comment se fait-il que soit apparu quelque chose d’aussi incompréhensible et aussi soudain ?
Et si la surprise venait tout simplement de ce que les politiques en France ne se sont pas adaptés à la nouvelle donne du marketing actuel : « il faut en finir avec la synthèse ».
Comment ça la synthèse ? Le coup de la synthèse lors des congrès du PS ?
Non, pas cette synthèse-là. Je parle de l’esprit de synthèse qui nous conduit à construire tout notre marketing en pensant à UN SEUL portrait-robot conçu comme la synthèse de tous les portraits-robots possibles.
Un portrait-robot qui serait au fond un « Monsieur Ventre mou ».
Buyer Persona : Monsieur ventre mou.
Vous allez sans doute me dire : « ben justement. S’il y en a qui exagèrent dans l’art de la synthèse en se résumant à leur gilet ou leur bonnet, ce sont bien eux ! »
Justement non. Il faut bien séparer les deux techniques : celle du portrait-robot (ou définition de la cible) et celle du storytelling (l’histoire que raconte cette cible).
Et tout se passe comme si le marketing politique actuel tombait dans les deux pièges que ces deux techniques tendent aux tenants des méthodes anciennes :
- définir sa cible selon la méthode du plus grand dénominateur commun (voir la vidéo) et ne parvenir qu’à définir un Monsieur Ventre mou qui est la synthèse de toutes les catégories que l’on veut convaincre.
- raconter non pas l’histoire de la cible, mais celle de l’homme politique dont on fait le seul héros de l’histoire (surtout en France !).Alors que les événements récents nous montrent qu’il faut faire l’inverse : se concentrer sur un persona parmi ceux à qui on s’adresse et lui raconter son histoire à lui.Pourtant, on avait bien cru à une sorte de sursaut méthodologique.
Buyer Persona et politique : c’était avant…
Nous étions encore en 2015. A l’époque, Sarkozy croyait à ses chances à la présidentielle de 2017. A l’occasion d’une interview sur RTL, il s’est intéressé à Madeleine.
Quelques journalistes ont alors parlé de Madeleine. C’était une personne réelle qui avait exprimé ses problèmes en direct à l’ancien président. Et c’était une personne dont celui-ci avait évoqué ensuite les soucis et les problèmes dans différentes interventions publiques.
Tel un personnage de bande-dessinée, Madeleine s’était mise en quelque sorte à accompagner Nicolas Sarkozy dans sa campagne
Quelques-un d’entre nous (les marketers) avaient vu ans cet épisode l‘irruption de la technique des Buyer Personas en politique.
Voici ce que j’écrivais alors.
Buyer Persona : qu’est-ce que c’est ?
« Dans le webmarketing, on s’intéresse de plus en pus à la technique des Buyer Personas. Il s’agit de portraits-robots de membres de sa cible, chaque portrait-robot (plus ou moins imaginaire, donc, puisque …robot) correspondant à une catégorie-type et à une stratégie particulière à mettre en oeuvre (voir ici le tuto de Madame Mado ou les buyer personas selon Michel Audiard)
Tout l’intérêt de travailler à partir de buyer personas, est de s’appuyer sur des données réelles dont on fait le portrait à la façon des romanciers et des auteurs de BD : on les résume dans un personnage emblématique, à qui l’on donne « vie ». Ainsi, on développe un marketing plus vivant, plus clair, incarné… et donc beaucoup plus efficace.
Cette technique devient d’autant plus redoutable que l’on est à l’ère du web sémantique. Désormais, référencement oblige, les mots-clés utilisés par ces buyer personas, par ces personnages emblématiques, et donc par toute une partie de votre cible, sont le moyen le plus efficace pour entrer en contact avec eux et pour créer avec eux une certaine complicité. La façon dont s’exprime votre personnage emblématique est donc une donnée majeure.
Le storytelling de Sarkozy
Ce qui est intéressant avec le marketing politique, c’est qu’il est toujours commenté, analysé et transparent. Aussi, le fait de voir apparaître un Buyer Persona dans l’actualité politique est intéressant.
Ce personnage, pour Sarkozy, c’est Madeleine. Madeleine est cette ancienne électrice UMP, passée au FN, qui l’a interrogée une fois par téléphone sur RTL, et dont il a fait une sorte d’obsession : l’ancien président parle ouvertement dans ses discours de Madeleine et toutes les Madeleine.
Il y a fort à parier que l’on n’a pas fini d’entendre parler de Madeleine . Le fait que Madeleine ait déjà fait l’objet de deux articles du site d’informations en ligne Planet est un signe.
On a là, sous nos yeux, la mise en oeuvre dans un storytelling politique de cette technique américaine des Buyer Personas, de plus en plus utilisée là-bas et qui y fait clairement ses preuves. (…) »
Et puis il y a eu … 2016
Et puis, il y a eu la campagne américaine. Elle a surpris tout le monde.
Là encore, il y a eu une surprise de taille, car au fond, la réussite de Trump a été fondée sur la conquête d’un seul buyer persona, un seul portrait-robot : oui, mais lequel !
Je reprends ci-après des éléments d’un article de Jeff Ernst un marketeur américain écrit juste après le triomphe de Trump en 2016. Il analyse la victoire du candidat dont personne n’attendait la victoire précisément en raison d’un excellent travail de Buyer Persona.
Ce qu’en dit Jeff Ernst
« Le titre du New York Times l’a qualifié de «bouleversant». Le Washington Post a déclaré «Stupid Upset». Les marchés financiers mondiaux sont en panique. Je n’ai pas du tout été surpris par le résultat des élections.
Les organisations qui gagnent leur bataille pour leur Buyer persona – qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une campagne à but non lucratif ou politique – sont celles qui acquièrent une compréhension complète de la personnalité de cet acheteur et découvrent les questions, les peurs et les doutes (QFD) de ces personnalités et gagner la confiance des buyer personas en écrasant ces QFD avec leur propre voix et celle de leurs suiveurs actuels.
Les QFD
Et c’est exactement ce que Trump a fait. Brillamment. Trump a gagné parce qu’il connaissait ses buyers, a choisi ceux qu’il convenait de cibler et a gagné leur confiance en les convaincant qu’il était celui qui écraserait leurs QFD.
Il était même prêt à faire et à dire des choses qui allaient choquer ses buyer personas négatifs (ceux qui ne comptaient pas pour lui) pour mieux cimenter l’engagement de ceux qui comptaient.
Il était assez intelligent pour savoir qu’il n’avait besoin que de gagner le vote d’un personnage-cible massif pour se lancer dans une élection serrée – le Blanc de la classe ouvrière, un homme rural avec un fort sentiment d’injustice et de colère en lui.
Il avait déjà le vote des personnes qui, pour une raison quelconque, ne sont pas prêtes à avoir une femme à la présidence.
Il n’avait aucune chance de gagner des minorités (bien qu’il ait essayé à la fin) ou des immigrants. Il n’allait pas convaincre les gens qui privilégient le bien du plus grand nombre. Il n’avait aucune chance avec des personnes qui chérissaient «l’égalité pour tous».
Son billet pour la Maison-Blanche était un homme de race blanche, de la classe ouvrière et rurale, qui avait « une puce à l’épaule », comme on dit en anglais (quelque chose qui l’énerve et le gratte).
Et si un gilet jaune était simplement un électeur avec « une puce sur l’épaule ».
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Comme toute personne, les idées des acheteurs sont formées à partir de modèles et ne décrivent pas nécessairement chacun d’eux, mais j’ai interrogé de nombreux hommes qui correspondent à ce personnage et ai vu ce modèle dans le profil:
La puce sur l’épaule
Il est d’âge moyen ou plus vieux
Il n’est pas allé au collège
Il a occupé le même emploi peu qualifié ou travaillé toute sa vie professionnelle et s’attendait à ce que cela lui apporte quelque chose en plus pour sa retraite
Il est déçu de voir comment sa vie s’est transformée
Il n’hésite pas à exprimer son point de vue à qui veut l’entendre
J’ai demandé à ces hommes comment ils s’informaient sur les candidats et de leurs positions et prenaient les décisions de vote, et j’ai constaté qu’à propos de ce buyer persona :
Il n’accorde pas beaucoup d’attention aux détails de politique publique, d’économie ou d’histoire.
Il place beaucoup de confiance dans les personnes qui parlent fort qui renforcent sa vision du monde, même si elle est absurde ou factuellement inexacte (ce n’est pas unique à ce personnage)
Il veut quelqu’un qui va se débarrasser des choses et des personnes qu’il perçoit comme des menaces pour améliorer sa vie
Il influence son épouse pour avoir les mêmes vues et voter pour ses candidats
Trump a donné à ce personnage tout ce qu’il voulait et a alimenté toutes les questions de peur et de doute afin de l’emmener aux urnes en un nombre record.
Le besoin d’un ennemi
Chaque histoire a besoin d’un antagoniste et Trump a créé l’ennemi – les politiciens de carrière tordus qui ont truqué le système. Celui a contribué à détruire la vie de son personnage. Trump l’a désigné en persuadant celui-ci que tout ce qui concerne ce pays et le rôle que notre pays joue sur la scène mondiale est «un désastre». Il les a convaincus qu’il fallait blâmer le gouvernement, en particulier Obama et les Clinton, pour tout ce qui ne va pas dans leur vie.
Tout ça pour les mettre en colère. En colère comme l’enfer. Effrayant en colère.
Ensuite, il a fait des promesses que tout le monde sait être absurdes, mais ces promesses ont fait appel aux peurs et aux désirs de ce personnage. En fait, pas une des personnes à qui j’ai parlé ne croit vraiment que Trump construira The Wall, mais cette promesse les a plongés plus profondément dans son giron parce que c’était un symbole qui renforçait leur «dégoût» pour les étrangers du sud de la menace qu’ils représentent pour leur mode de vie.
La partie la plus brillante est qu’une fois que ce noyau s’est mis en colère, fermement, il a libéré leur voix en publiant un flux constant de déclarations publiques et de tweets qui ont permis à ces hommes de diffuser leurs mèmes et de raconter leurs histoires au-dessus de leur.
Et ils l’ont fait. C’est devenu un divertissement. Et ces hommes ont obligé leur épouse à écarter les questions morales soulevées pendant la campagne et à voter pour Trump.
À mon avis, très peu d’entreprises connaissent des équipes de marketing et de vente qui connaissent leurs acheteurs comme l’a fait l’équipe Trump et leur jouent comme la campagne Trump.
Si vous le faisiez, vous comprendriez vraiment leurs questions, leurs peurs et leurs doutes.
Vous sauriez comment frotter le sel dans la plaie. Et vous sauriez comment amener vos clients à s’exprimer pour valider et renforcer vos revendications.
Les gilets jaunes
Voilà ce que disait Jeff Ernst en 2016. Il est toujours intéressant de relire les textes américains… deux ans plus tard en France.
Deux ans plus tard, on est beaucoup plus dans le « mood », l’humeur du moment alors. Deux ans, c’est en effet ce qu’il faut à cette humeur pour traverser l’Atlantique.
Et que constate-t-on, chez nous, deux ans plus tard ?
On croirait que « la puce sur l’épaule » du buyer persona trumpiste est arrivée toute seule sur l’épaule de ceux qui se définissent comme les gilets jaunes.
Leur discours sur les « taxes », les « carburants » et tout ce qui va avec, est le discours de quelqu’un qui a un puce qui le gratte et le rend fou.
De quelqu’un qui se sent injustement attaqué par quelque chose de flou. Injustement oublié, surtout.
C’est un peu comme si tous ces gens se retrouvaient dans un supermarché où il n’y a strictement aucun produit pour eux.
Que dirait-on distributeur qui dirige un tel magasin ? Qu’il a fait un très mauvais marketing.
Et pourtant, ce distributeur rétorquerait sans doute qu’il a mis tout ce qu’il fallait à son catalogue. Qu’il a tous les produits, si, si regardez bien….
Oui, mais justement, ils ont beau regarder, ils ne voient pas. lls ont beau écouter, ils n’entendent pas.
Parce que tout ce qui est écrit et prononcé est dit dans le langage de ceux à qui ils en veulent. Une langue techno, racontant toujours les choses du point de vue de celui qui sait, qui a tout vu, qui a fait …. la bonne synthèse. Le langage de l’ennemi.
Eux, ils veulent qu’on leur parle dans le langage qu’ils utilisent quand ils posent une question à Google, ou sur les réseaux sociaux.
Quand personne ne vient les engueuler parce qu’ils auront fait des fautes de frappe.
Le distributeur en question, s’il vendait des graines de tomates, serait sans doute du genre à faire des publicités en achetant le mot-clé « tomate », comme dans cette vidéo ci-dessous.
Seulement ses clients, ont d’autres soucis en tête, ou d’autres questions à poser.
Si le distributeur en question continue à faire cet erreur, au fond, ce n’est pas très grave, il perd de l’argent, c’est tout.
Quand il s’agit de marketing public, on peut se demander si l’erreur consistant à ignorer la révolution apportée dans les comportements par le web sémantique n’est pas au fond l’erreur majeure de nos dirigeants.
Et si au fond, le populisme n’est pas justement cela : l’art d’avoir compris comment construire les bon Buyer Personas. Et l’art de savoir leur raconter les histoires.